Mémoires de l'Académie de Vaucluse, Tome VII, 1888, 3ème trimestre, p. 212-220
Géologie des environs de Saint Remy,
Barrage romain
Abri sous roches et grottes de ravins
par H. Nicolas
 
 
II° Partie –– Barrage Romain
 
Les assises du Danien reposent sur les couches du Néocomien supérieur fortement relevées et offranr des ravins isolés dans ce premier contrefort des Alpines à l'aspect rude et sauvage.
Si des antiques vous suivez le ravin qui passe au pied même où coule, en été, un mince filet d'eau, vous arrivez, en le remontant, dans une brèche profonde, un diminutif du Régalon où par des accidents brusques, des sinuosités rapprochées, on débouche dans un ravin étroit, resserré, taillé à pic, qui conduit à son tour dans un vallon assez étendu.
Là serpente le ruisseau, l'agent actif et persévérant qui a dû creuser, polir cette roche aux bords escarpés pour l'écoulement de ses eaux.
La pente est rude ; les eaux bondissent en petites cascades et ajoutent le bruit monotone du ruissellement à ce sauvage paysage.
Mais en temps d'orage le courant s'engouffre, tourbillonne, se rejette de droite à gauche avec violence et forme des remous à chaque coude de ce couloir tortueux, de là le nom de Piroulet, en patois, et de Chaudrons par lequel il est connu, et du vallon de la Baume.
Le flanc droit de cette cassure, de cette gorge ne présente rien de particulier, tandis que celui de gauche offre une foule d'entailles à diverses hauteurs, espèces de gradins de 1.00 de longueur pratiqués dans le roc dur et vif (Voir fig. 9 et 10).
Ces excavations nombreuses vous amènent à l'entrée, où alors quatre grandes entailles se montrent, deux de chaque côté et vis-à-vis, hautes de I2 à I4 mètres.
C'est là le barrage romain que Marius, d'après certains auteurs, se préparait à construire pour alimenter Glanum ; mais à peine était-il commencé, que ce général dut quitter Glanum, abandonnant ainsi son ouvrage (1).
 
 
 
(1) J. Gilles, Marius et J. César, (p. 16, I7 et 18.)
" Le camp de Marius, à Glanum, était alimenté à l'ouest par les eaux du vallon des Chaudrons, qui coulaient naturellement dans le lit du torrent ; mais il est facile de reconnaître que Marius se préparait à faire un barrage pour en surélever le niveau et les faire remonter jusqu'à la partie supérieure du camp.
" On voit, en effet, à l'entrée de l'étroite gorge de cette vallée qu'on
nomme les Chaudrons, un commencement d'entaille double faite de chaque côté du rocher, destinée à recevoir un barrage en maçonnerie pour emmagasiner et surélever les eaux, ainsi que l'ébauche d'un canal aussi creusé dans le roc dans toute la longueur de la gorge et jusqu'en face du mas de Vidau.
" Ce travail, à peine commencé lorsque Marius quitta le camp de Glanum, fut abandonné en l'état où nous le voyons et n'a jamais été terminé, malgré l'affirmation contraire de quelques écrivains. "
" M. de Gasparin, dans son Cours complet d'agriculture (tome 1er, p. 447 et 448) parle aussi de ce barrage comme ayant réellement existé ; et d'autres écrivains, convaincus par l'autorité de ce grand nom, sont allés jusqu'à citer le barrage de Saint-Remy comme moyen de se procurer des eaux d'arrosage.
" Mais il est facile de reconnaître que le barrage et l'aqueduc n'ont jamais été achevés ; que ses eaux ne pouvaient arriver à Glanum, placé à un niveau beaucoup plus élevé (20 mètres environ), et qu'elles étaient au contraire destinées à alimenter la partie supérieure du camp de Marius.
" Si les habitants de Glanum avaient voulu amener des eaux dans leur ville, ils n'auraient pas choisi celles de la gorge des Chaudrons, mais plutôt celles du vallon de Saint-Clergue, qui ne tarissent jamais, sont plus rapprochées, plus abondantes et à un niveau plus élevé. C'est à Saint-Clergue qu'ils auraient établi leur barrage et construit leur dérivation, et non aux Chaudrons, où l'eau manque une partie de l'année.
D'autre part (2) il semblerait démontré que ce barrage avait réellement fonctionné.
Au moment où la ville de Saint-Remy se dispose à profiter de ces travaux préparatoires pour édifier ou réédifier de nouveau ce barrage, il nous a semblé utile de rechercher s'il avait jadis existé et si l'on pouvait sur place reconnaître les restes de constructions disparues.
Tout d'abord les rainures n'offrent aucune trace de maçonneries, et certainement si un mur avait été élevé là, la surface des entailles, les coins surtout, auraient conservé quelque peu de mortiers. Or rien, pas plus là que dans les gradins, malgré le plus minutieux examen.
Mes incertitudes disparurent en étudiant un tout petit dépôt vaseux situé à quelques 20 mètres à l'amont des grandes rainures et à une hauteur suffisante pour résoudre la question.
Ce limon, bien au-dessus des eaux qui coulent encore sur le roc, contenait une foule de coquilles lacustres, telles que planorbes, limnées, physes et autres certainement qui vivent dans les eaux stagnantes ou à faible courant.
Cette découverte, pour si insignifiante qu'elle paraisse, ne vient pas moins confirmer l'existence d'une accumulation d'eau, où sont nées et où se sont développées les espèces de coquilles que j'ai rencontrées dans ces alluvions lentement formés en amont par l'élévation des eaux du ravin, et elles sont si caractéristiques qu'aujourd'hui, bien que le ruisseau ait son libre écoulement, on les chercherait en vain dans ce courant, contraire à leur habitat.
Plus de 'limnées, ni physes, ni planorbes ; si une coquille fluviale pouvait y vivre, nous y verrions la Neritina fluviatilis; mais même ce gentil petit mollusque, qui adhère si fortement au roc où il se fixe, ne saurait se maintenir aujourd'hui dans le ravin des Piroulets.
Le barrage a donc existé, et.même il a dû fonctionner pendant une longue période pour permettre ce dépôt dans des eaux aussi limpides et la propagation des coquilles qu'il contient. Ces preuves évidentes de la présence d'ouvrages spéciaux pour transformer en bassin le vallon de la Baume, en approvi-sionnant et en relevant les eaux du petit ruisselet qui se perd aujourd'hui, sont suffisantes.
Les grandes entailles ont 1 m. 20 de largeur chacune, l'intervalle qui les sépare a près de 2 mètres. Si un mur solide y avait été construit, on n'aurait qu'une entaille unique faite dans toute l'épaisseur de la maçonnerie, et dans tous les cas, vu la hauteur des rainures, leur écartement n'était pas suffisant, puisqu'il faut au moins le 1/3 de la hauteur pour résister à la pression.
Les deux rainures indiquent donc un barrage probablement en bois, formé de gros madriers avec de la terre entre ces deux rangées, et nous savons que les bois ne manquaient pas à cette époque, puisqu'au XV° siècle d'Orgon jusqu'à Saint-Gabriel la forêt qui existait portait le nom de Bois de guerre.
Sur le plafond même du torrent actuel on distingue encore l'entaille des rainures qui se continue pour retenir et empêcher le glissement des pièces de bois de la base (Voir A et B du plan, fig. 12).
 
 
 
 
(2) " M.de Lagoy (Description de quelques médailles inédites, 1834, p. 23) pense que cet aqueduc était destiné aux usages de la ville de Glanum : " On aperçoit, dit-il, dans les rochers, les traces de constructions qui prouvent avec évidence que plusieurs des vallons plus élevés avaient été fermés par une double muraille pour retenir les eaux et former de vastes réservoirs à l'usage et à l'agrément des habitants. "
On lit, d'autre part, dans la Statistique des Bouches-du-Rhône, tome II, p. 1142 et 1143 :
" Autrefois toute la Vallongue, à partir du voisinage d'Orgon jusqu'à Romanil et de Romanil jusqu'à Saint-Gabriel, formait une superbe forêt de chênes dans laquelle on prétend qu'il y avait un temple de Druides. Au XVe- siècle cette forêt existait encore et portait le nom de Bois de guerre. Aujourd'hui le sol est presque dépouillé et n'offre que des chênes kermès et des bois rampants.
" Le talus est la pente qui s'étend depuis le pied des Alpines jusqu'aux bords du Rêal. Il présente des vallons dévastés par des gaudres ou torrents qui, du temps des Romains, étaient contenus par des barrages. Les eaux formaient au-dessus de ces barrages plusieurs petits lacs qui se dégorgeaient dans des aqueducs destinés à arroser les terres et à alimenter les fontaines de Glanum. On peut voir encore les restes de ces utiles travaux dans le vallon de la Baume. "
 
Les eaux ainsi élevées étaient, nous allons dire comment, amenées en un point O (voir le plan), où une tranchée est faite dans le roc formant plate-forme continue de 1 m. 10 de longueur avec une cuvette de 0 m. 30 de largeur et 0 m. 35 à 0 m 40 de hauteur, destinée à recevoir un tuyau ; cela est d'autant plus certain, que la pente de cette tranchée n'est pas très régulière, qu'elle ne suit pas une pente uniforme, et que, si les eaux avaient coulé sans le secours d'un tuyau, elles auraient déversé sur certains points trop bas.
Le tuyau dirigeant le débit fonctionne comme siphon, et probablement pour arriver du barrage à notre conduite sur une distance de 14 à 15 mètres de longueur, on avait ménagé des charpentes en D et C avec cuvettes en bois ou troncs d'arbres creusés, la paroi du rocher étant trop à pic pour se décider à l'entailler.
Comme on le voit par la cuvette ménagée dans la coupe (fig. 11), le débit n'était pas considérable, et correspond à celui des eaux actuelles très approximativement.
Restent les entailles isolées creusées en gradins aux points C D E H I J K L M du plan croquis ci-contre (voir figure 12) sur le flanc droit du ravin seulement.
En C, distant de 10 à 12 mètres du barrage, deux gradins sont à peine accusés.
En D, à 4 mètres plus loin, deux gradins encore ont été creusés.
A ce point, un premier coude brusque nous amène en E, où quatre gradins de 1 mètre de largeur, séparés chacun par 1 m. 50, se montrent à environ 3 mètres au-dessus du ravin.
En H, nouveau groupe de quatre gradins, dont la hauteur au-dessus du torrent tend toujours à descendre sans laisser moins de 2 mètres pour la plus basse.
En I, trois se montrent beaucoup plus bas qu'en H et E. Un d'eux est bien accusé, et le dernier est presque au niveau du plafond.
En J, un seul gradin touche les eaux du ravin et prouve que depuis cette époque le torrent ne s'est pas approfondi.
En K, cinq nouveaux, également espacés vont en montant.
En L, deux autres continuent à monter.
Enfin en M, se trouvent huit gradins, dont quatre superposés deux à deux.
Puis au débouché en N, quatre derniers gradins se montrent et terminent cette série de trente-cinq que j'ai relevés.
J'ai parlé de la tranchée qui de O, au-dessus des entailles E, se poursuit jusqu'en P, où elle se perd dans les éboulis et les décombres des pentes.
Tel est l'ensemble des travaux du barrage romain des antiques pour élever les eaux, les utiliser et les conduire sur un point déterminé (3) que la pente naturelle du sol ne permettait pas d'atteindre.
Si j'ai justifié les quatre grandes rainures du début, celles du barrage à l'entrée du ravin des Piroulets, il est en l'état fort difficile d'expliquer le rôle de 35 entailles placées juste au-dessous de la tranchée à cuvette, et je ne vois pas comment leur emploi pouvait concourir à I'oeuvre générale, sans entrer dans des conjectures que rien ne saurait appuyer.
Était-ce pour y placer de grosses poutres en bois verticales et servir d'échafaudage ?
Ou bien ces pièces de bois traversaient-elles le torrent?
Ces entailles ne sont que d'un seul côté, sur l'autre flanc du ravin aucune trace ne se montre.
Servaient-elles de base à des piliers de maçonnerie ? Je ne le pense pas : leur distribution irrégulière, autant que la hauteur à laquelle elles sont établies, éloigne cette supposition.
Si le barrage était en bois, ce que tout démontre, l'ensemble des ouvrages l'était aussi.
En résumé, nous ne saurons jamais leur destination réelle, et les doutes planeront toujours sur leur véritable attribution.
 
 
 
(3) Dans la Provence illustrée (n° 5, 18 décembre 1880) il est dit " que l'ancienne Glanum des Saliens est située plus haut, au pied de la montagne et assez proche des monuments antiques romains ".
Papon, d'après Ménard, s'exprime ainsi : " Il existait à une demie lieue de Saint-Remy, en tirant vers le sud-sud-est, une ville nommée Glanum Livii. Elle fut bâtie par les Romains, partie sur le penchant d'un coteau, partie dans la plaine ". Bouche ne fait que penser " que c'était·une ville très grande et très célèbre. "
Il semblerait donc que Glanum a dû s'étendre dans ces ravins pour s'étaler sur le versant qui conduit aux Antiques.
La description fidèle que je viens de vous faire ne saurait être complète, si elle n'était accompagnée de belles photographies que je dois à l'obligeante et gracieuse initiative de deux de mes collègues, MM. Carlos Braün et Schaedelin, que je suis heureux de remercier ici. Malgré un vent violent qui soufflait en tempête, le 19 juin 1885, jour où ils voulurent bien me seconder en se rendant sur les lieux, il leur fut possible de relever les saisissants points de vue de cette gorge qui ajoutent à l'intérêt de cette étude. Leur concours inépuisable et désintéressé dans cette circonstance, comme dans bien d'autres que je ne saurais oublier, a droit à toute ma reconnaissance.
La photographie n° 1 est une vue d'ensemble à l'entrée de la gorge, prise dans le vallon de la Baume, où était le grand réservoir ; elle montre sur la droite les grandes rainures qui rampent sur la paroi du rocher.
La photographie n° 2 montre le flanc droit avec les mêmes rainures prises très près.
La photographie n° 3 est une vue d'ensemble à la sortie du passage tortueux du torrent. On distingue à mi-coteau la tranchée O P, portant la cuvette qui débouche à droite et vient se perdre à gauche dans les éboulis sur toute la largeur de l'épreuve,
Quelques gradins du groupe N se voient en dessous. Tous ces ouvrages sont teintés en jaune pour les faire mieux ressortir.
Enfin, la photographie n° 4, laisse voir les grandes rainures des planches 1 et 2, et en plus, la belle excavation naturelle, à droite, un abri sous roche remarquable. Sans avoir les dimensions de celui de Buoux, dans la vallée de l'Aigues brun, de celui des bords de l'Ouvèze, à l'amont du Pont romain d'Entrechaux, il n'en résulte pas moins une conformité de moeurs et d'habitudes qui ne peut échapper à notre attention ; ils sont tous au bord des rivières ou ruisseaux bien exposés, de là leur choix comme refuge par les hommes de cette époque,
Des fouilles seraient à faire sur ce nouveau point, aussi bien là que dans les autres grottes qui se montrent aux environs.
Dans l'une d'elles, des poteries romaines se montrent au début, c'était à prévoir, mais il faudrait approfondir ces fouilles premières pour arriver à la véritable couche préhistorique, qu'on ne peut manquer de rencontrer sur ces lieux.
Aujourd'hui, au milieu du silence qui environne ces solitudes, l'archéologue ne peut qu'admirer les nombreux débris qui l'entourent et dont le sol est parsemé, signes certains de l'animation de jadis, où les échos répercutaient les bruits étranges du ravin des Piroulets.
Avignon, le 27 septembre 1888.
 
 
H. NicoLAs.
 
 
Un incident imprévu et de force majeure ayant interrompu la gravure des planches qui devaient accompagner le mémoire de M. Nicolas, elles seront jointes au 4e fascicule de 1888.
 
Malgré cette note ces planches et photographies ne furent jamais publiées, et sont restées introuvables dans les archives de l'Académie de Vaucluse.